Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le chemin de Damas
3 août 2009

Comme je suis chrétien, entre deux grincements de

Comme je suis chrétien, entre deux grincements de dents, j’invoquais Dieu, d’une voix étouffée et désespérée : Seigneur, donnez-la-moi ! Livrez-moi son corps superbe ! Je la veux mienne ! Mais la Divinité n’accorde son aide qu’aux bons et aux justes ; des misérables elle se détourne, et d’eux elle ne daigne écouter que leurs remords tourmentés, quand, le lendemain, ils se prosternent à genoux et se fouettent bit knoutom, pleurant sur leur bassesse indigne et sur les jours d’innocence enfuie. C’est certainement ce que je ferais demain. En attendant, pour tromper le furieux mal de vivre (c’est très à la mode chez les jeunes gens, parait-il) qui me ronge, et vu que, enfermé dans cette chambre, je ne peux trouver de débauche comme exutoire de mes passions, je vais vous raconter une histoire.

L’histoire de Fomka. Oui, l’histoire de Fomka ! Fomka le réprouvé ! Fomka le banni ! Fomka, rejeté loin de Dieu par la faute de mauvaises gens aux idées criminelles ! Mais pour raconter cette histoire, il faut d’abord beaucoup de vodka, et des violons, et de la musique tzigane, et parfois aussi le hurlement rauque et infiniment triste (car l’histoire est infiniment triste elle aussi) du vieux moujik qui, parfois, au plus fort de la nuit froide et solitaire, enlève délicatement son bonnet de martre et esquisse un geste de fatalité autant que de pieuse dévotion à l’adresse du crucifix fruste qui orne le mur de toute izba, enfin, de toute izba dont les habitants aiment Dieu et le Tzar. Le vieux moujik – appelons-le Gertsch (son arrière-grand-père était un allemand de la Volga, venu à la demande de Pierre le Grand fabriquer des mousquets et des fers à cheval. Son fils tourna mal, mais c’est une autre histoire que je ne vous raconterais peut-être pas), Gertsch ôte donc son bonnet de martre qu’il malaxe humblement dans ses mains, dans ce geste ancestral coutumier à tous les paysans du monde et de tous les temps, quand ils saluent le seigneur. Mais Gertsch lui, est trop vieux pour perdre son temps à saluer le Comte ; c’est à l’assistance et à Dieu Tout-Puissant qu’il adresse ses salutations sincères, alors même que le jappement rauque et plaintif qui sort de sa gorge n’a pas cessé. Mais enfin la plus vieille ou la plus impertinente des babouchkas s’impatiente, et sa semelle de crin frappe le sol d’un pas léger quoiqu’agacé, ce qui constitue le signe discret mais imparable qu’il est temps pour Gertsch de moduler sa voix pour lui faire produire des syllabes, voire des mots, peut-être, ce qui ne tarde pas à arriver, car Gertsch n’a pas encore fini la première bouteille.

« Ce n’est pas ceci, ce n’est pas cela – déclame-t-il de sa voix populaire et puissante, virile et plaintive – mais bien ceci et cela. Le vieux Mitrich, qui vécu ici il y a bien longtemps, avait coutume de dire que si la Mer est bleue, eh, personne ne le sait, car par ici personne ne l’a jamais vu, sauf peut-être le Comte, mais lui, moins on le voit mieux on se porte, en conséquence de quoi, la Mer est peut-être bleue, ou verte (certaines rumeurs le disent, je ne fais que répéter), mais si moi je dis qu’elle est rouge, et qu’elle est faite de miel, eh, personne ne me contredira, car après tout ces choses sont d’un intérêt superfétatoire (Je sais, la probabilité que Gertsch (et a fortiori le vieux Mitrich) emploie le mot superfétatoire est proche de zéro, mais nous ne sommes pas dans un roman réaliste, alors je ne peux pas ne pas saisir l’opportunité de contribuer à l’élévation de la classe paysanne par l’art, sinon qu’est-ce que je serais ? Un moins que rien, pour sur, alors c’est pourquoi le vieux Mitrich (et a fortiori Gertsch) connait des mots savants), et la journée est trop courte pour s’accabler de métaphysique, quand tant de vrais problèmes réclament l’attention de l’homme : la forêt est elle sombre ? Le loup est il brun ? La plaine est elle large ? Mais Fomka, lui, (et là, la voix de Gertsch se couvre de trémolos plaintifs), il voulait voir ce qu’il y avait au-delà des limites de l’Oblast. Fomka avait un cerveau qui fonctionnait trop, et beaucoup d’ennuis, beaucoup d’ennuis ! il s’est attiré ! Déjà tout petit, le pope le battait quand il ne savait que répondre aux questionnements insolents de l’insolent Fomka à la précoce insolence. Mais c’est encore à l’époque où il y avait un pope, car peu après il est mort dans un accident de chasse, et jamais on en a eu un nouveau, il faut dire aussi que les candidats, les rares qui savaient dire où c’était pour aller chez nous, ils ne voulaient pas venir, parce que la rumeur disait que l’accident de chasse, c’était un peu la faute du Comte et peut-être n’était-ce pas un accident, parce que sinon, pourquoi le Comte a-t-il fait assujettir la tête du pope dans sa galerie des trophées ? »

A ce moment précis de l’histoire, les volets tremblent, ébranlés par le vent violent qui rugit avec soudaineté et brusquerie, la charpente grince, les enfants pleurent, puis sont giflés par une main célère, et la plainte acérée du vent s’éteint comme elle est venue, et c’est une autre plainte, celle de Gertsch, qui peut reprendre :

« Alors Fomka, il ne tenait plus en place. C’est ce qui arrive quand le peuple perd son pope, les jeunes deviennent turbulents, et ils s’échauffent la tête d’idées stupides et diaboliques, comme la curiosité, et toutes ces choses. A Fomka personne ne pouvait rien reprocher, et Dieu me garde que je le mette dans le même sac que la graine de nihilistes qui pullulent au jour d’aujourd’hui, toujours occupés à bailler aux corneilles et à jurer, Ah c’est une vie ça, de tirer la langue aux jeunes filles, de moquer les babouchkas, de molester les vieillards, entre autres turpitudes ? Mais non, Fomka il était pas comme ça, il travaillait plus que sa part, il faisait le travail de deux hommes aux champs, il mangeait pas beaucoup, se plaignait jamais, tout le monde l’aimait bien quoi. Mais le soir venu, quand l’échine pliée et l’estomac creux, on rentrait au village pour boire et dormir d’un sommeil abruti, voila qu’il tenait pas en place, et qu’il parlait, et que personne, pas même le vieux Gertsch, pouvait l’arrêter, et qu’il disait qu’il voulait aller à la ville, et Gleb Ivanovitch répondait, lui qu’avait déjà été à la ville pour vendre des peaux, que c’était pas grand-chose pour ce qu’on en disait, et que c’était pas possible là-bas de gagner sa vie honnêtement, sauf à faire des sales choses, mais Fomka lui répondait ; imbécile, je parle pas de la ville d’ici, je parle de la vraie ville, celle où le Comte il va, celle où siège Notre Tzar Kolia, béni soit Son nom ! Alors les gens riaient fort ou s’effarouchaient, et souvent les deux à la fois, et Gleb Ivanovitch ricanait plus fort que les autres, car il oubliait pas que Fomka l’avait traité d’imbécile. Alors Kouzma, de sa grosse voix chaleureuse, disait que tout ça était bien, mais que pour passer une bonne soirée, il connaissait rien mieux que la vodka ; il ouvrait une bouteille et en donnait une rasade à Fomka, qui se laissait aller de bon gré, mais moi je voyais bien que par derrière il pensait toujours à Petersbourg…

A ce moment précis de la nuit, une femme (peut-être celle qui plus tôt donna le signal de l’histoire de son pied menu et impatient) interrompt sèchement Gertsch :

- Eh, si t’a donc tout prévu, pourquoi t’a pas empêché ce qui est arrivé ? Notre Fomka il serait encore là, et tous les malheurs au contraire seront loin de nous (on le voit, la vieille babouchka a un peu de mal avec la concordance des temps : il s’agit d’une œuvre progressiste, exaltant les valeurs de la campagne, certes, mais pas trop non plus : les femmes ne sont pas encore comprises dans la marche vers le progrès, d’ailleurs elles ne feraient que le foutre en l’air).

Gertsch, coutumier du fait, répond sans se démonter :

- Tais-toi, femelle édentée ! Je raconterais plus loin mes efforts vains et forcenés pour soustraire Fomka à la terrible marche du Destin, et comment je faillis y laisser la vie.

Hors donc, je continue. Fomka, je le voyais bien, il rêvait d’autre chose, et de penser qu’il allait rester ici toute sa vie, à sarcler, biner et moissonner, comme son père avant lui et avant lui le père de son père ; ça le rendait malade ; en d’autres mots, pour mieux m’exprimer ; il était taraudé, pour ainsi dire. De voir le même horizon tous les matins, ça le taraudait. De devoir épouser une fille du village, ça le taraudait, surtout ça, sans vouloir dire du mal des femmes d’ici qui sont belles et grasses comme il faut pour rendre heureux un homme, mais voilà Fomka, il avait eu l’œil (et partant, l’esprit) gâté par une chose qu’il avait vu, et qu’il aurait jamais du voir. Je dis pas que c’est la cause de tout le malheur, puisque avant ça, petit déjà il était insolent et curieux, mais certainement, ça a beaucoup empiré les choses chez lui… »

La salle explose d’impatience :

- Qu’était-ce ? Qu’est ce que Fomka a vu ?

Publicité
Publicité
Commentaires
Le chemin de Damas
Publicité
Publicité