Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le chemin de Damas

3 août 2009

Comme je suis chrétien, entre deux grincements de

Comme je suis chrétien, entre deux grincements de dents, j’invoquais Dieu, d’une voix étouffée et désespérée : Seigneur, donnez-la-moi ! Livrez-moi son corps superbe ! Je la veux mienne ! Mais la Divinité n’accorde son aide qu’aux bons et aux justes ; des misérables elle se détourne, et d’eux elle ne daigne écouter que leurs remords tourmentés, quand, le lendemain, ils se prosternent à genoux et se fouettent bit knoutom, pleurant sur leur bassesse indigne et sur les jours d’innocence enfuie. C’est certainement ce que je ferais demain. En attendant, pour tromper le furieux mal de vivre (c’est très à la mode chez les jeunes gens, parait-il) qui me ronge, et vu que, enfermé dans cette chambre, je ne peux trouver de débauche comme exutoire de mes passions, je vais vous raconter une histoire.

L’histoire de Fomka. Oui, l’histoire de Fomka ! Fomka le réprouvé ! Fomka le banni ! Fomka, rejeté loin de Dieu par la faute de mauvaises gens aux idées criminelles ! Mais pour raconter cette histoire, il faut d’abord beaucoup de vodka, et des violons, et de la musique tzigane, et parfois aussi le hurlement rauque et infiniment triste (car l’histoire est infiniment triste elle aussi) du vieux moujik qui, parfois, au plus fort de la nuit froide et solitaire, enlève délicatement son bonnet de martre et esquisse un geste de fatalité autant que de pieuse dévotion à l’adresse du crucifix fruste qui orne le mur de toute izba, enfin, de toute izba dont les habitants aiment Dieu et le Tzar. Le vieux moujik – appelons-le Gertsch (son arrière-grand-père était un allemand de la Volga, venu à la demande de Pierre le Grand fabriquer des mousquets et des fers à cheval. Son fils tourna mal, mais c’est une autre histoire que je ne vous raconterais peut-être pas), Gertsch ôte donc son bonnet de martre qu’il malaxe humblement dans ses mains, dans ce geste ancestral coutumier à tous les paysans du monde et de tous les temps, quand ils saluent le seigneur. Mais Gertsch lui, est trop vieux pour perdre son temps à saluer le Comte ; c’est à l’assistance et à Dieu Tout-Puissant qu’il adresse ses salutations sincères, alors même que le jappement rauque et plaintif qui sort de sa gorge n’a pas cessé. Mais enfin la plus vieille ou la plus impertinente des babouchkas s’impatiente, et sa semelle de crin frappe le sol d’un pas léger quoiqu’agacé, ce qui constitue le signe discret mais imparable qu’il est temps pour Gertsch de moduler sa voix pour lui faire produire des syllabes, voire des mots, peut-être, ce qui ne tarde pas à arriver, car Gertsch n’a pas encore fini la première bouteille.

« Ce n’est pas ceci, ce n’est pas cela – déclame-t-il de sa voix populaire et puissante, virile et plaintive – mais bien ceci et cela. Le vieux Mitrich, qui vécu ici il y a bien longtemps, avait coutume de dire que si la Mer est bleue, eh, personne ne le sait, car par ici personne ne l’a jamais vu, sauf peut-être le Comte, mais lui, moins on le voit mieux on se porte, en conséquence de quoi, la Mer est peut-être bleue, ou verte (certaines rumeurs le disent, je ne fais que répéter), mais si moi je dis qu’elle est rouge, et qu’elle est faite de miel, eh, personne ne me contredira, car après tout ces choses sont d’un intérêt superfétatoire (Je sais, la probabilité que Gertsch (et a fortiori le vieux Mitrich) emploie le mot superfétatoire est proche de zéro, mais nous ne sommes pas dans un roman réaliste, alors je ne peux pas ne pas saisir l’opportunité de contribuer à l’élévation de la classe paysanne par l’art, sinon qu’est-ce que je serais ? Un moins que rien, pour sur, alors c’est pourquoi le vieux Mitrich (et a fortiori Gertsch) connait des mots savants), et la journée est trop courte pour s’accabler de métaphysique, quand tant de vrais problèmes réclament l’attention de l’homme : la forêt est elle sombre ? Le loup est il brun ? La plaine est elle large ? Mais Fomka, lui, (et là, la voix de Gertsch se couvre de trémolos plaintifs), il voulait voir ce qu’il y avait au-delà des limites de l’Oblast. Fomka avait un cerveau qui fonctionnait trop, et beaucoup d’ennuis, beaucoup d’ennuis ! il s’est attiré ! Déjà tout petit, le pope le battait quand il ne savait que répondre aux questionnements insolents de l’insolent Fomka à la précoce insolence. Mais c’est encore à l’époque où il y avait un pope, car peu après il est mort dans un accident de chasse, et jamais on en a eu un nouveau, il faut dire aussi que les candidats, les rares qui savaient dire où c’était pour aller chez nous, ils ne voulaient pas venir, parce que la rumeur disait que l’accident de chasse, c’était un peu la faute du Comte et peut-être n’était-ce pas un accident, parce que sinon, pourquoi le Comte a-t-il fait assujettir la tête du pope dans sa galerie des trophées ? »

A ce moment précis de l’histoire, les volets tremblent, ébranlés par le vent violent qui rugit avec soudaineté et brusquerie, la charpente grince, les enfants pleurent, puis sont giflés par une main célère, et la plainte acérée du vent s’éteint comme elle est venue, et c’est une autre plainte, celle de Gertsch, qui peut reprendre :

« Alors Fomka, il ne tenait plus en place. C’est ce qui arrive quand le peuple perd son pope, les jeunes deviennent turbulents, et ils s’échauffent la tête d’idées stupides et diaboliques, comme la curiosité, et toutes ces choses. A Fomka personne ne pouvait rien reprocher, et Dieu me garde que je le mette dans le même sac que la graine de nihilistes qui pullulent au jour d’aujourd’hui, toujours occupés à bailler aux corneilles et à jurer, Ah c’est une vie ça, de tirer la langue aux jeunes filles, de moquer les babouchkas, de molester les vieillards, entre autres turpitudes ? Mais non, Fomka il était pas comme ça, il travaillait plus que sa part, il faisait le travail de deux hommes aux champs, il mangeait pas beaucoup, se plaignait jamais, tout le monde l’aimait bien quoi. Mais le soir venu, quand l’échine pliée et l’estomac creux, on rentrait au village pour boire et dormir d’un sommeil abruti, voila qu’il tenait pas en place, et qu’il parlait, et que personne, pas même le vieux Gertsch, pouvait l’arrêter, et qu’il disait qu’il voulait aller à la ville, et Gleb Ivanovitch répondait, lui qu’avait déjà été à la ville pour vendre des peaux, que c’était pas grand-chose pour ce qu’on en disait, et que c’était pas possible là-bas de gagner sa vie honnêtement, sauf à faire des sales choses, mais Fomka lui répondait ; imbécile, je parle pas de la ville d’ici, je parle de la vraie ville, celle où le Comte il va, celle où siège Notre Tzar Kolia, béni soit Son nom ! Alors les gens riaient fort ou s’effarouchaient, et souvent les deux à la fois, et Gleb Ivanovitch ricanait plus fort que les autres, car il oubliait pas que Fomka l’avait traité d’imbécile. Alors Kouzma, de sa grosse voix chaleureuse, disait que tout ça était bien, mais que pour passer une bonne soirée, il connaissait rien mieux que la vodka ; il ouvrait une bouteille et en donnait une rasade à Fomka, qui se laissait aller de bon gré, mais moi je voyais bien que par derrière il pensait toujours à Petersbourg…

A ce moment précis de la nuit, une femme (peut-être celle qui plus tôt donna le signal de l’histoire de son pied menu et impatient) interrompt sèchement Gertsch :

- Eh, si t’a donc tout prévu, pourquoi t’a pas empêché ce qui est arrivé ? Notre Fomka il serait encore là, et tous les malheurs au contraire seront loin de nous (on le voit, la vieille babouchka a un peu de mal avec la concordance des temps : il s’agit d’une œuvre progressiste, exaltant les valeurs de la campagne, certes, mais pas trop non plus : les femmes ne sont pas encore comprises dans la marche vers le progrès, d’ailleurs elles ne feraient que le foutre en l’air).

Gertsch, coutumier du fait, répond sans se démonter :

- Tais-toi, femelle édentée ! Je raconterais plus loin mes efforts vains et forcenés pour soustraire Fomka à la terrible marche du Destin, et comment je faillis y laisser la vie.

Hors donc, je continue. Fomka, je le voyais bien, il rêvait d’autre chose, et de penser qu’il allait rester ici toute sa vie, à sarcler, biner et moissonner, comme son père avant lui et avant lui le père de son père ; ça le rendait malade ; en d’autres mots, pour mieux m’exprimer ; il était taraudé, pour ainsi dire. De voir le même horizon tous les matins, ça le taraudait. De devoir épouser une fille du village, ça le taraudait, surtout ça, sans vouloir dire du mal des femmes d’ici qui sont belles et grasses comme il faut pour rendre heureux un homme, mais voilà Fomka, il avait eu l’œil (et partant, l’esprit) gâté par une chose qu’il avait vu, et qu’il aurait jamais du voir. Je dis pas que c’est la cause de tout le malheur, puisque avant ça, petit déjà il était insolent et curieux, mais certainement, ça a beaucoup empiré les choses chez lui… »

La salle explose d’impatience :

- Qu’était-ce ? Qu’est ce que Fomka a vu ?

Publicité
Publicité
3 août 2009

Ce que Fomka vit C’était au printemps, mais je me

Ce que Fomka vit

C’était au printemps, mais je me souviens plus l’année. Fomka avait treize ans, l’âge ou même le plus pur des garçonnets a des rêveries impures… Enfin je dis impures, mais comme le pope il peut pas nous entendre d’où il est, je peux dire qu’à mon sentiment c’est bien normal, et que c’est simplement le signe qu’il faut marier le gamin sans tarder, pour pas qu’il y ait de querelles entre les familles, si vous voyez ce que je veux dire, et toi Petrouchka, tu vois très bien ce que je veux dire, ne fais la bête. Enfin quoi, Fomka courait souvent les bois à cette époque, avec la caboche pleine de rêves où il faisait l’animal, hein, et c’est alors qu’il croise le fiacre du Comte, qui revient de la gare. Le Comte était jeune, à l’époque il revenait pour la première fois chez nous depuis qu’il était tout petit, et personne savait bien à quoi s’en tenir…

- Mais attends – demande Petrouchka -, si le Comte revenait pour la première fois depuis qu’il était tout petit, comment ça se peut que le pope était mort de sa faute dans un accident de chasse à l’époque ou Fomka était lui aussi un minot ?

- N’interromps pas – répond Gertsch, agacé -, homme de peu de foi ! Tu es trop jeune pour le savoir, mais chez les nobles, on est précoce avec les armes, et Sa Haute Noblesse Fedor Fedorovitch, l’ancien Comte, il avait appris à son fils l’arbalète avant qu’il sache marcher, et c’est pourquoi à pas cinq ans, le petit il courait les battues avec un genre de petite arbalète dessinée spécialement pour lui et il ramenait beaucoup de trophées à la galerie, et Sa Haute Noblesse était très fière. Faut dire aussi que Sa Haute Noblesse elle tenait beaucoup à son fils qui était l’unique, c’est sans doute pour ça qu’elle l’a laissé accrocher son dernier trophée, même si c’était pas très chrétien, mais après, fissa, en pension à Petersbourg pour l’éloigner parce que quand même, c’était pas très chrétien.

Alors le Comte revenant de Petersbourg de longues années après, il rencontre Fomka, et il dit au cocher de s’arrêter, parce qu’à l’époque il était curieux et il voulait connaitre ses gens, et il échange des propos avec Fomka, je ne sais pas quoi exactement, surement des banalités, d’ailleurs ça n’a aucune importance, et Fomka ne s’en est sans doute même pas souvenu, car il avait la tête ailleurs, à ce qui était important précisément… Au fond de la carriole, en face du Comte, il y avait les deux plus belles femmes que personne ait jamais vu, même que d’abord Fomka il cru pas que c’était des femmes, il pensait peut-être c’était des anges ; son regard encore vierge de toute souillure se perdait dans les frou-frou et les dentelles des robes comme on en fait à la ville ; il voyait les lèvres éclatantes et rouges, les cascades bouclées de cheveux, les nez mutins et petits, la taille bien prise, toutes ces choses. Il était tellement impressionné qu’à ce moment là il pensait pas à mal, c’est comme s’il aurait vu le Christ Pantocrator descendre sur terre, il était pétrifié par une adoration pure et sans bornes. Le Comte il finit par s’en apercevoir et il ria aux éclats, puis dit, avec l’accent qu’il avait appris au collège, à Petersbourg :

- Je crois, bonnes amies, que vous avez un nouveau soupirant. Et ma foi, fort dégourdi !

Les deux laissèrent jaillir de leurs lèvres ce petit rire qui devait résonner longtemps encore aux oreilles juvéniles (et donc impressionnables) du pauvre Fomka. C’était comme une fontaine de jouissances mordorées, c’était comme la cascade divine de leurs cheveux parfumés, mais en musique ! (que l’on pardonne à Gertsch son indigence métaphorique : avoir un arrière-grand-père mecklembourgeois ne garantit le talent littéraire, et de toute façon nous sommes à l’oral). Fomka en fut comme ensorcelé, et il aurait donné n’importe quoi pour que les deux divines créatures rient à nouveau ; il ne désirait rien tant que le Comte fasse une nouvelle blague, même à ses dépens, pour qu’il puisse encore entendre le chant enchanteur (la réitération de la remarque précédente s’impose) qui s’échappait en vagues ourlées des gorges magnifiques qui semblaient promettre à Fomka les paradis les plus inespérés. Mais le Comte se contenta de sourire, et il prononça ces mots qui amenèrent à nous le malheur plus surement qu’autre chose, il dit ces mots à Fomka:

- Eh, viens donc au domaine demain, nous avons besoin de quelqu’un pour nous montrer les bois.

C’était évidemment spécieux, parce que le Comte avait beaucoup de serviteurs qui connaissaient à fond les bois, et lui-même n’avait sans doute pas tout oublié de ces frondaisons qu’il avait sillonné de long en large jusqu’à ses sept ans. Mais je pense qu’il voulait s’amuser à quelque expérience ; il voulait plonger le pauvre Fomka dans un monde à lui étranger, et se moquer de ses réactions et de son admiration hébétée. Peut-être qu’inconsciemment, le Comte enviait cette fascination si neuve, si pure, car pour lui elle était surement révolue (je ne sais pas ce qu’il avait fait à Petersbourg, mais je pressens que son œil en était revenu souillé de tous les artifices imaginables).

Le lendemain arriva bien assez tôt, sauf pour Fomka qui n’avait pas dormi de la nuit, tellement qu’il était dévoré par l’impatience. A grande peine, il se travaille avec nous autres jusqu’à dix heures, puis se rend au domaine du Comte. Oh, je ne vous le décrirai pas, le domaine, vous le connaissez bien au moins pour l’avoir vu en prenant la route de Spassov pour aller à la rivière. Mais c’est autre chose quand on y entre, pour ainsi dire, et c’est ce que Fomka éprouva : en passant le portail entrouvert, il vit le parc, les arbres bien rangés, les allées et la fontaine, toutes ces choses. Au bout du chemin, la bâtisse, peinte de jaune et blanc, comme les maisons de ville, avec trois étages… »

Il est temps de faire une pause dans notre histoire, ô combien passionnante, et parler de ce qui se passe à quelques verstes de là, dans la vraie vie. J’ai dis qu’il s’agissait d’une pause dans mon récit, mais celui de Gertsch continue, car à son âge on n’a pas de temps à perdre et il en a gros sur la patate.

Hors donc, que se passe-t-il à quelques verstes du village ? Pendant que le vent ébranle les masures mal fichues du village et qu’un vieillard dont l’arrière-grand-père était arrivé ici sous Pierre le Grand fait pleurer le cœur tendre des babouchkas, que se passe-t-il, à quelques verstes de là, donc ?

La plaine est-elle large ? La forêt est-elle sombre ? Le loup est-il brun ? A vrai dire, non : à quelques verstes de là, la plaine est encombrée, la forêt est éclairée comme en plein jour, et depuis longtemps les loups ont quitté les berges de la rivière qui rougit et charrie des monceaux de cadavres, dont certains sont russes et d’autres bolcheviks. La plaine qui borde le village au ponant est le théâtre d’un dur combat, d’autant plus féroce qu’il est sans merci, et d’autant plus sans merci qu’il est sordide, et d’autant plus sordide qu’il est fraternel : depuis le petit matin c’est en vagues désespérées que les escadrons de l’Ataman Kaledine s’écrasent sur les bataillons rouges qui ne plient pas et rompent encore moins. L’artillerie tsariste creuse de larges trouées dans les rangs des ennemis de la Russie, et un moment, la ligne bolchevique semble sur le point de céder, elle tressaille, s’immobilise ; des yeux terrifiés regardent d’autres yeux terrifiés. Mais c’est alors qu’un homme s’avance, et il lève le poing, et il prononce un discours martial et autorisé (il porte l’uniforme des commissaires du peuple) :

- Tovaritchi ! Frères ! La vile ferraille des impérialistes ne peut nous arrêter, comme la cravache leste et tatillonne du boyard cruel et libidineux qui prend vos femmes et chasse vos enfants n’a pu brider l’irrésistible élan du peuple vers la liberté et le socialisme ! En avant, tovaritchi !

Et la colonne bolchevique reprend sa progression à travers la plaine ; elle gagne du terrain, et bientôt Kaledine devra sonner la retraite, il le sait, mais c’est un homme bon et son cœur pleure de devoir abandonner à la canaille sanguinaire tous ces braves moujiks qui ont le malheur de vivre du mauvais côté de la rivière. Alors il se tourne vers ses officiers, esquisse à leur adresse un geste de fatalité, puis ordonne la retraite en bon ordre, et lentement, une à une, les unités de l’armée Kaledine décrochent et traversent le fleuve, tandis que des sotnia de cosaques galopent vers Spassov avec la mission de brûler la ville, pour ralentir un peu la marche triomphale du socialisme.

A quelques verstes de là, dans un village dont personne ne connaît le nom, le vent violent fait gémir la fragile charpente de l’auberge où, devant une assistance conquise et non moins attentive, un vieux moujik nommé Gertsch pousse une plainte déchirante et raconte l’histoire triste de Fomka le réprouvé :

- … Horreur et dépravation ! Fiel et damnation éternelle ! C’est à moitié nu que le pauvre Fomka s’enfuit du palais, sous les houris du Comte et des deux diablesses (car maintenant vous voyez tous qu’en fait d’anges, c’en était pas, mais plutôt des succubes envoyées sur terre par le Malin pour souiller l’innocence et la pure chasteté du bon Fomka ! Là, dans les boudoirs du Comte, il avait entrevu le paradis et puis les plus cruelles turpitudes de l’enfer ! Là, sous les hauts plafonds (si haut qu’on peut même pas les toucher) où des petits angelots lubriques le moquaient d’un œil gouailleur et cruel, Fomka avait été le jouet d’une cruelle farce, et à vrai dire, le Comte avait sans doute tout prévu depuis qu’il avait vu Fomka sur le chemin : il savait bien que le pauvre il était un peu gauche avec l’amour et toutes ces choses….

Nouvelle interruption ; cette fois-ci c’est le vieux Blagoïar, un ivrogne notoire, qui pose une question hésitante de sa voix graveleuse et avide de détails :

- Mais dis donc, Gertsch, tu commences par la fin, mais on veut savoir ce qu’il s’est passé avant que précisément il sorte du palais en tenant son pantalon à la main, la queue entre les jambes, si je puis dire…

Indifférent à l’éclat de rire général, Gertsch rétorque avec l’impatience du poète désolé mais charitable devant la masse inerte et médiocre de ses contemporains :

- J’y viens, j’y viens, puisque vous m’y forcez. Je voulais juste préserver les oreilles de certains, mais soit, parlons donc de ce qui arriva chez le Comte.

31 juillet 2009

Une page de publicité littéraire : « Mourir Jeune

mengele

Une page de publicité littéraire :

« Mourir Jeune », le nouvel opus du docteur Mengele, dont les écrits ont aidé des milliers de gens à travers le monde.

Inéluctablement, la vieillesse apporte désolation et malheur à l’être humain. A la dégénérescence physique s’ajoute le regret des jeunes années et l’humiliation de la dépendance. En plus, les vieux coûtent cher et ne servent à rien, ce qui n’est pas valorisant du tout dans une société responsabilisée. Le docteur Mengele apporte sa réponse à tous ceux qui, à travers le monde, souffrent de devoir vieillir. « Mourir Jeune » n’est pas seulement un ouvrage philosophique d’une portée extraordinaire, c’est aussi un guide, un ami qui accompagne chacun d’entre nous au quotidien. Afin que tous, nous puissions partir en beauté, dans la gloire de nos belles années.

31 juillet 2009

La vie comme une histoire russe : à genoux, je te

La vie comme une histoire russe : à genoux, je te supplierais de m’aimer et de me pardonner. Ensuite je te tordrais le cou, puis j’irais me saouler à mort, en pleurant sur nos misérables jours qui déjà s’achèvent.

27 juillet 2009

Dionysos Omestès

J’émerge lentement des torpeurs éthyliques où j’ai sombré, et j’entreprends de coucher sur le papier l’onanisme lascif de mon esprit enfiévré.

Tout commença un soir de Juin ; délivré de cette longue période d’abstinence et de misère qu’on appelle examens, je résolu de m’enfoncer dans les allées glauques de l’ivresse et de la débauche. S’ensuivit l’euphorie d’une victoire futile et très éphémère, auquel s’ajoute le plaisir de voir le dépit meurtrir les faces envieuses de certains rivaux. Futile et éphémère, qui m’inspirent, le lendemain matin, dans la mollesse ouatée et douloureuse du jour qui suit les nuits d’excès, des réflexions décousues et abruties d’imbécile heureux sur la Fortune et ses vicissitudes ; à peine donné, aussitôt repris, ce dont je conçu un vif regret.

On voit là l’influence extraordinairement néfaste de longues périodes d’ermitage sur l’œil humain. Comme l’enfançon qui prend pour mère la première image qui se grave sur sa rétine stupide, mon esprit récemment déchainé poursuivait de ses imaginations assidues la première femme dont j’avais goûté les lèvres humides, après de longues semaines de désolation ennuyée.

Quel châtiment cruel mais non moins mérité ais-je encore attirer sur moi, du fait de mon ubris démesurée ? Quelles lois immuables ais-j’enfreins pour subir l’odieuse limitation de mes passions ? Quelle divinité moqueuse rit de mes errances et des fols espoirs que souvent je secrète au fond de mon esprit enténébré et noirci de mauvaises passions, enfumé d’alchimies odieuses aux hommes et à Dieu ? Quelle loi a ordonné d’abattre celui qui, plus grand que le Monde, se dresse à sa surface, menaçant la paix des mortels de son immense et odieuse présence ? Quelle Némésis me frappera encore, alors que j’erre dans les déserts sans vie, les cratères dénués du moindre sens, seul et éperdu, quand, mauvais et féroce, je grince des dents et j’éructe, gonflé d’une ambition insane, décrétée telle par les dieux jaloux qui ont écrit qu’à ma médiocrité jamais je ne devais m’arracher, pauvre pantin décharné qui oscille perpétuellement aux confins du monde connu, cherchant sans cesse à s’en échapper, s’épuisant dans de vaines tentatives pour percer le voile de la réalité qui obscurcit toutes choses et m’empêche imperturbablement d’obtenir ce que je veux mien ?

Je me suis réveillé avec un profond sentiment de haine envers moi-même. J’écumais littéralement de rage et de colère. J’ai passé l’après-midi à me maudire. Heureusement, il me reste cet aphorisme (admettons qu’il est des jours dans la vie où ce vain dandy d’Oscar Wilde se révèle des plus secourables) : vivre mal et bien mourir est très facile. Je dois vraiment me retirer du monde si je veux éviter que ma déconnection totale du réel apparaisse à ceux qui font l’erreur de me fréquenter. Mon masque de normalité s’effondre chaque jour un peu plus, dévoilant l’hideux spectre qui rôde derrière mes yeux délavés. Je suis devenu incapable de bien me conduire, et j’échappe à moi-même. Si je suis trop veule pour me couper la gorge, il faut que je fuie loin de tout ça ; ne voir personne pendant deux mois sera une bénédiction.

Satrape libidineux ! Effroyable Sardanapale aux traits sinistres et débauchés ! Poulpe lascif ! Voilà les noms que la masse me donna. On désirait ma chute, on dévoilait mes turpitudes, on réclamait ma tête décollée. Qu’il y a peu de la Roche au Capitole ! Quand Démétrios revint devant Athènes, les serves citoyens qui l’avait adulé et déifié lors de son précédent séjour le déclarèrent monstre et débauché. J’ai connu la traîtrise, la lâcheté et la fourberie inquiète de ceux que, le jour d’avant, je tenais encore pour mes alliés. Les femmes que j’ai subjuguées se sont retournées contre moi, mes clients et mes affidés – Tartuffes sanguinaires - se sont détournés de moi. J’ai été désigné à la multitude comme l’Ennemi, la figure spectrale et sinistre qui s’agite en coulisse, qui emplit le monde d’effroi et empuantit l’air de sa charogne.

Un mangeur d’enfants ! Un minotaure syphilitique qui de ses assiduités dépravées poursuivait les jeunes filles innocentes. Mes sueurs délétères impitoyablement souillaient la vertu de la prude fleur qui a peine s’épanouissait dans l’aube rose de ses premiers printemps, pure et nouvelle à la vie, jusqu’à ce que le cruel fléau de mes yeux rendus délavés par une abondance excessive de turpitudes se pose sur elle. Alors le ciel se voila de grandes ailes noires et obscures, sinistres hérauts de ma venue, dont déjà on entendait l’imminence au bruit sourd de la rumeur grandissante qui plongeait l’humanité entière dans un effroi sans nom. Une flamme odieuse et maligne brillait au fond de mes orbites malveillantes, mes narines dilatées à l’extrême humaient l’air avec avidité, impatientes de détruire quelque vie humaine, offerte à moi comme la victime expiatoire sur l’autel d’une religion impie et cauchemardesque telle que pratiquée dans certaines caves glauques et maléfiques au cours de sabbats effrayants où des hommes et des femmes se commettent dans les plus vils tréfonds de la conscience humaine, rêvant aux temps où Gog et Magog sortiront du long sommeil, quelque par là-bas à l’Est, derrière les Portes de Fer, pour apporter aux vivants apocalypse et désolation. Et la victime livrée à mes assauts gît, tremblante de dégout, au milieu de ce paysage halluciné aux couleurs trop vives et aux contrastes peccants. Au sommet de mon crâne ; le roi Priape. Ses traits de primate se tordent et se contractent en une grimace grotesque alors qu’il m’ordonne de satisfaire ses commandements.

Quand viennent les temps d’incertitude et d’alarme, quand des nuages sinistres aveuglent le ciel inquiet, l’homme cherche refuge dans les torpeurs troubles de l’alcool. Une mauvaise fièvre agite mon corps énervé en ces derniers jours de Juin. L’ataraxie se dérobe à mes mains avides et mobiles, qui ne la cherchent pas, et tremblent de mouvements incontrôlés dans la direction opposée, brûlant de caresser un corps interdit et sans cesse dérobé avec une cruauté non moins égale à l’impudeur avec laquelle il a un moment miroité à mes pupilles toujours inquiètes. Une atmosphère trompeuse de rires et de gaité imprègne ces derniers jours de l’année finissante, quand les débauches succèdent aux bacchanales sans la moindre interruption ; les dents blanches sont trop fréquemment dévoilées par des rires obscènes ou stupides, hébétés d’alcool et de plaisir ; une torpeur maligne exsude des corps affaiblis et enjoués, maintenus éveillés par l’impatience effrénée des plaisirs et des fêtes grandes ou sordides qui fuient l’ennui, ce fléau de mes compatriotes qui vient comme le héraut de la mort dont il dévoile parfois, aux âmes borgnes, le crâne hideux et grimaçant, aux orbites vides du néant qui creuse nos tombes.

Un tressaillement involontaire fait trembler mes lèvres, qui se mordent l’une l’autre avec une égale frénésie, tandis que mon regard vide et charnel s’aveugle aux principes et aux entraves pour ne plus voir que les courbes agréables d’une femme et la satisfaction de mon ego défaillant. Je peux dire sans crainte d’être contredit (par qui ?) que j’ai vécu dans mes imaginations plutôt que dans le réel. D’où l’euphorie hébétée et sotte qui me prenait quand parfois la vie réelle satisfaisait aux violentes démesures de mon ubris irrationnelle. Mais le plus souvent, le soleil de la réalité a flétrit mes veules désirs. Les spectres de mes obsessions s’effacent souvent avec régularité, ils disparaissent à ma vue, mais demeurent toujours quelque part à l’arrière de mon crâne, comme endormis et latents, prêts à souffler sur les cendres de mes passions déraisonnées. J’erre à la déroute des lèvres entrouvertes dont je ne parviens pas à détourner le regard. J’oscille aux limites charnelles des promesses évanouies et miroitées dans l’eau trouble des nuits irréelles et alcoolisées.

Quand, dans un dernier soupir douloureux de fureur retenue et d’énergies déçues, l’homme entreprend de s’arracher aux réalités décevantes de l’amertume, ce n’est pas sans un regard involontaire et répété pardessus son épaule, en direction des chimères trompeuses et fanées des jours où il cru possible d’être tout, et fut peut-être bien près d’y parvenir. Et les chimères continuent de voler dans le lime brouillon des dernières émotions qui, certaines nuits d’insomnie, n’ont pas encore fui le cerveau anesthésié du viveur moribond et anéanti par une abondance illimitée de passions inertes. Je gisais, étendu dans mon linceul moite de torpeur, alors que la nuit pâle et lugubre de promesses évanouies se retirait enfin ; une hébétude stupéfiée clouait mon corps débile aux draps gris de mon suaire ; ainsi immobilisé, je rêvais de piller le corps alangui d’une femme que peut-être je ne haïssait point ; égaré dans les rêves sans frein de l’utopie, je promenais des mains nerveuses et inquiètes sur sa dépouille splendide et moirée. Dans l’irréalité morne du petit matin, je rêvais d’émotions fortes et de regards embués, mais toujours mes imaginations mobiles s’arrêtaient aux limes du non-vu et du dissimulé. Plus qu’à la chair, c’était aux sentiments que j’aspirais.

Les sentiments ! A  l’époque, c’était devenu un luxe inaccessible. A l’époque, mes yeux étaient d’une fixité inquiétante. Aveugles à tout ce qui dépassait mon horizon immédiat, ils scrutaient avec l’impavidité du fou le charnier gigantesque qui m’environnait de toutes parts. Les plaisirs divers et variés, l’alcool et les drogues, des visages à peine aperçus et déjà dérobés à la vue, trop de yeux identiques qui tous reflétaient le néant, qui ne regardaient rien que l’insondable vide, les musiques éphémères, les lumières artificielles et criardes, une fausse obscurité de commande ; tout cela composait mon quotidien à l’époque. A mon oreille murmurait un chien vicieux ; il m’ordonnait de chercher autre chose, de tenter, dans un effort désespéré et couteux, de m’extraire de la vase mortifère où nous nous enfoncions tous. Il disait : vois ! Vois l’horrible clameur d’agonie qui monte de toutes ces gorges, vois la pourriture cadavérique qui suinte derrière les faces réjouies et les sourires chaleureux ! Vois l’imposture qui s’exhale du plafond mordoré de chimères, goutte à goutte ! Et le chien ricanait et jappait de contentement quand je croyais trouver mon salut dans les bras inertes d’une femme, car il anticipait les déconvenues et les désillusions qui inévitablement suivraient, car je me refusais encore à comprendre que la chair nappée du vernis de l’émotion n’était qu’un opium de plus. 

La divinité sourde s’est détournée de moi, et à l’heure où j’écris, les flammes du Jugement Dernier ravagent les ruines enchevêtrées de la grande Babylone où j’ai vécu, si l’on peut appeler ainsi la longue dissolution de mes miasmes dans l’obscurité clinquante et bruyante des journées sans fin. Une langueur fiévreuse décimait mes volontés dans l’atmosphère déclinante des derniers jours de Juin. Une lourde bourrasque j’attendais en vain, qui aurait tout balayé. Maximes insensées, aphorismes stériles, dialogues assourdis ; c’étaient là les conversations desséchées pleines d’une jubilation automatique. Une pesante odeur de charnier pesait sur la ville, inquiétait l’esprit et énervait les corps déjà débilités par une excessive succession de bacchanales.

Sous les plafonds altiers qui composaient la ligne de mon horizon quand, affalé de débauches, je jetais un œil fixe et aveugle sur les moulures parthénopéennes, un jeu macabre achevait de brûler les corps. Déjà mes poumons brûlaient de l’air vicié du matin précoce et cruel qui dévoilait, impitoyable, mes débordements à la lumière crue du jour contempteur des vices nocturnes. Moi-même, je ne m’étais point épargné, et je m’étais jeté avec une sorte de désespoir ivre dans la fureur moite du dancefloor. Mais las ! les tribulations iniques d’un destin qui ne l’est pas moins ont tôt fait de me rattraper, et d’une main de fer me rejeter dans la houle d’incertitude inquiète qui parfois s’impose aux crânes creux des noceurs ivres morts. Ballotté de ci de la comme le frêle esquif de ma conscience sur la mer déchainée des passions factices, je ne quittais qu’à regret des yeux une femme que peut-être je ne haïssais point et voulais mienne.

Quand, rendues orgueilleuses d’espoirs déçus, mes orbites cessaient de scruter ses dents blanches dévoilées par un sourire qui ne s’adressait pas à moi, elles – mes orbites, inattentif lecteur – se dressaient, impérieuses et arrogantes d’une morgue fatiguée, vers les plafonds aveugles d’où tombaient les stries cancéreuses d’une lumière verdâtre. En ces moments là, j’avais acquis la certitude que le siècle mourait avec moi. Aveugle aux bouches offertes qui semblaient m’encercler, je n’en guettais qu’une, dont le rire narquois était tout ce que je pouvais espérer, et quand, par une coïncidence qui n’était peut-être pas l’enfant du hasard, des lèvres entrouvertes effleuraient les miennes dans une ronde hébétée, je dressais la tête, frénétique, afin de bien m’assurer que la narquoise n’avait rien raté de la scène, censée démontrer une fois pour toutes mon triomphe absolu sur les choses de la vie. Mais avec l’indifférence absolue que toutes les jeunes filles apprennent à contrefaire dès leur plus jeune âge, elle gazouillait à quelques millimètres d’un nain jaune et certainement pédé, sans accorder un seul regard à mes gesticulations navrantes. L’eut-elle fait, je l’aurais immédiatement regretté, car l’espoir est le fils de Priape, et toujours avec entrain je m’aveugle, impavide, à tous ces méfaits odieux que peut-être j’ai commis, et qui ne jouent certainement pas en ma faveur.

Publicité
Publicité
27 juillet 2009

Le chemin de Damas

Jeudi

Quelque part en bas, un grand cri retentit dans la nuit. Ici, personne ne l’entend, car les baies vitrées sont fermées, personne ne fume sur le balcon ce soir. De plus, l’air est frais, nous sommes en mars.  J’ai depuis longtemps abandonné l’espoir de poser mes pieds sur la table basse ; toute sa surface est couverte de bouteilles, pas toutes vides, et c’est heureux, car nous ne partons pas tout de suite. D’ici une demi-heure sans doute, quand tout le monde aura atteint ce degré d’éthylisme bien précis où l’on est terriblement chaud ; où l’alcool et l’impatience de prendre du bon temps permettent de donner le meilleur de soi-même. Je promène un regard étonnamment indulgent, presque attendri, sur les pieds nickelés ici rassemblés ;  je suis arrivé de fort méchante humeur, car j’ai encore le souvenir  de l’arrogance avec laquelle m’a traité un paki (surement illégal), dans un night-shop du quartier européen. Mais maintenant que plusieurs heures se sont écoulées, et que l’alcool lui aussi s’écoule dans mes veines, je suis pris d’une formidable bienveillance envers tous ceux qui sont ici. J’aperçois S. et G., les jolies pétasses de circonstance, assorties de Phil, toujours insatiable dans sa quête désespérée de chattes. Arrimé à une bouteille de vodka comme si sa vie en dépendait (ce qui est le cas), ce bon vieux Roustam, gros corps boudiné dans une chemise Bouvy déjà humide de cette mauvaise sueur, annonciatrice de l’état de non-retour. Il y a l’inusable Dave, qui promène sa petite tête de belette, toujours à l’affut d’une victime facile à tourmenter ; en l’occurrence ce sera G. ; c’est franchement un oiseau pour le chat ; elle est très sotte et complètement bourrée ; elle ne résistera pas longtemps aux assauts de Dave… Non non, il n’y aura pas de viol, car chez Dave, le plaisir sexuel est verbal, jamais physique. Pour être sur d’y arriver, il attend que G. (ou toute autre pétasse dont les charmes sont inversement proportionnels à l’intelligence) passe à sa portée, et entame immédiatement un débat à bâton rompu qui se solde inévitablement par sa victoire écrasante. Dave préfère avoir raison que tirer son coup. Mais ce soir, le spectacle de ses sordides progressions ne suffit pas à me faire froncer les sourcils, car j’aime d’un amour fou l’humanité entière, et ce sentiment est suffisamment rare pour que les ennuyeuses saillies de Dave ne gâtent pas mon plaisir.

Une heure plus tard, nous partons enfin. Les sentiments sont très diversifiés ; Dave angoisse de ne pas pouvoir entrer dans la boîte, Phil est dans une forme olympique, Roustam, hagard, fixe le sol de ses yeux exorbités, je grince des dents. Nous décidons de passer par chez Sissi.

Bientôt l’alcool éclipse toute lucidité, mais pendant un bref moment, dans cette voiture qui roule à travers la ville, un noir sentiment de fatalité s’empare de moi; sourd aux conversations éthyliques de mes camarades de débauche, je colle mon haleine viciée à la vitre et tente d’apercevoir ce qui se trame dehors, dans la nuit froide et aveugle.

Dans les heures fiévreuses qui ont précédé notre sortie, mes lèvres se retroussaient, dévoilant mes dents en un sourire fébrile et carnassier. Mais là, dans ce temps mort où les immeubles aveuglent défilent autour de moi, l’excitation se relâche brutalement, et jamais je n’ai été aussi convaincu de l’incroyable vacuité de nos vies. Mais c’est un sentiment fugitif, et, grâce à Dieu, mon agenda est assez fourni pour m’éviter de penser à ce qui se passe dehors, à l’extérieur de nos vies. Plus tard, si la soirée a rempli ses promesses (paradis artificiels, vanité satisfaite), alors le retour sera sensiblement différent ; ce sera une hallucination hébétée et stupide, émerveillée du spectacle de la vie qui s’éveille sous le ciel bleu de l’aube.

Chez Sissi

-    … ! J’ai appris un petit secret sur toi ! roucoule-t-elle tandis qu’elle se jette sur moi. Sissi, très jolie, absolument charmante et d’apparence si ingénue, et surtout un cul à se damner. "Tu a fais du baaaanc !"

Je nie avec empressement, même si intérieurement je suis émoustillé d’apprendre que Sissi (et un nombre non négligeable de ses copines) sont abonnées au même club de fitness que moi. Penser à y aller plus souvent.

Aux Jeux.

Soirée minable – vraiment minable – en perspective. Il n’y a personne.

Je me précipite vers Odalisque, mais je vois à ses yeux qu’elle me supplie de fuir. Elle me toise du regard le plus faussement mielleux, le plus hypocritement voulu (en ce sens qu’elle veut que je vois son hypocrisie) ; échaudé, je ne m’attarde pas. Elle a tout de même le temps de me présenter une gonzesse, qui murmure un vague bonsoir avant de replonger dans sa contemplation hautaine de la salle (c’est dingue comme ces fille s’imaginent s’élever au dessus de la mêlée quand elles ne font que ressembler à des poissons morts) et son petit ami, qui semble étonnement sympathique, jusqu’à ce qu’il dise : ici, c’est ma maison, je viens toutes les semaines, vraiment tout le temps !

Sans compter que je ne l’ai évidemment pas vu jeudi dernier (Odalisque n’aurait pas manqué de me le présenter pour se débarrasser de moi), cette phrase crée en moi le besoin, une réelle urgence, de fuir loin, et répondant vaguement quelque chose, je m’échappe à toute vitesse, loin de ce trio ridicule.

Je surgis sur la piste de danse, désespérément déserte. Il ne reste qu’une poignée d’individualités évanouies et les inévitables touristes.

Il y a évidemment Sissi, qui dandine son cul fantastique sur le podium, face à moi, et puis soudain elle se retourne, et me lance un regard savamment aguicheur… Tiens, peut-être que la soirée n’est pas si minable que ça…Las ! Ce que j’ai vu, c’était une illusion, et, troublée par mon regard féroce, elle court se réfugier dans les bras d’un obscur lampiste. Je me jette vers le bar.

Plus tard                                                      

Cette soirée ne semble pas vouloir s’achever. J’ai oublié Sissi, qui depuis longtemps s’est soustraite à ma vue pour disparaitre dans l’obscurité malsaine, striée de lumières artificielles, vertes, roses et blanches. Je danse depuis ce qui semble une éternité avec S. et G., l’une parle trop, l’autre pas assez. J’ai longtemps cru que la première était la mère maquerelle de l’autre, et les rêves les plus salaces naissaient dans mon occiput déchainé et anesthésié par l’alcool, mais il apparait maintenant que S. est réellement gentille, même si elle affiche un air de duplicité dont est incapable G., si ingénue, et si candide. Son regard la veille – mercredi – dans ce bar irlandais alors qu’elle dardait ses yeux si innocents sur moi en déboutonnant ma chemise, tandis que le reste de la bande affrontait un groupe de nègres dans une absurde Battle, au milieu des touristes américains, qui n’aiment pas qu’on touche à leurs copines, et les chopes renversées.

Encore plus tard

Je rentre avec Jean-Foutre et Pétassa (cul superbe, belles jambes, divine, conversation inexistante). Je suis absolument incapable de conduire : heureusement Jean-Foutre, cet enculé, me ramène près de chez moi. Pendant le trajet, je sombre dans l’inconscience. Quand je reviens à moi, Pétassa a disparu de la banquette arrière, et je m’aperçois que Jean-Foutre me parle (mais depuis combien de temps ? Je le soupçonne de parler sans interruption depuis qu’on est sorti de la boîte) ;

-… Non mais Pétassa c’est une bonne pote. Tu vois c’est cool de triper sans chercher à sortir avec. C’est ça les bonnes potes.

Au secours. Une envie pressante de me suicider. Mais les conneries continuent :

Jean-Foutre (toujours lui, qui d’autre ?) :

- On s’est bien amusé ce soir, non ?

Peut-être, mais tu semble oublier que la caque sent toujours le hareng. La caque sent…toujours…le hareng ! Tu pues le hareng !

Mais je dis :

- Ouuu-ouais… Et Pétassa, quel cul elle a, putain !

A cette réflexion d’une vérité imparable, Jean-Foutre répond, imperturbable, la voix geignarde et stridente :

- Ah non, c’est sur, elle est mignonne, mais c’est surtout une fille géniale.

Dis tu es pédé ou quoi ? Cette fille, en dehors de son physique, tout ce qu’on peut lui trouver d’attachant, c’est son silence, dans les rares moments où elle la ferme.

Et le caquetage inepte continue de plus belle, sans que je puisse faire quoi que ce soit pour m’y soustraire.

Et je jette des regards apeurés autour de moi.

Et soudain le suicide devient terriblement tentant.

Vendredi

L’écume aux lèvres, Melchior éructe des insanités aux rares passagers du métropolitain. Paul Owen ausculte craintivement ses cheveux dans un miroir de poche, persuadé qu’ils ont encore reculé sur son crâne. A raison, comme je m’empresse de le lui signaler. L’usure des débauches se lit sur nos visages avilis et blasés. Mes yeux sont devenus d’un gris délavé, rendu presque transparent par l’abus d’alcool. Melchior finit par épuiser son répertoire d’insultes en portugais, et c’est heureux, car nous arrivons à destination. L’un d’entre nous (je laisse le bénéfice du doute à Melchior) projette d’un mouvement brutal la dépouille d’une bouteille de vodka au loin, quelque part vers les gens.

Le lendemain

Le matin qui succède aux nuits agitées, la conséquence souvent précède la cause. Je subis d’abord cette rage sourde contre moi-même, avant d’en identifier la raison exacte. Pendant quelques heures, affalé sur ma couche, mon cerveau énervé roule sur les possibilités de méfaits nocturnes. Il n’y a ni cadavre dans le placard, ni femme dans mon lit. Alors quoi ? Il y avait beaucoup de minettes mineures hier soir. Beaucoup trop… En aurais-je pris une ? Rendu fou et priapique par l’abus de drogues et l’abondance de chairs dévoilées, j’aurais souillé l’innocence mutine d’une grisette aventureuse de mes appétits dépravés ? Non, ce n’est surement pas ça. Le souvenir d’une bonne prise conjugué à la satisfaction d’avoir violé la loi m’aurait mis de bonne humeur, loin du noir sentiment qui m’habite actuellement. 

Comme un subtil changement dans l’atmosphère, comme une rumeur sourde qui emplit de son silence horrifiant l’air autour de moi. La soirée de hier a acté notre vieillesse. Dans une boîte qui avait vu s’ébattre, puceaux et fébriles, les premiers émois de nos cervelles imbéciles, nous nous sommes brusquement retrouvés dans la peau de ces vieux noceurs que nous moquions jadis avec le rire grêle de la jeunesse. Nous avons vu les regards faciles des filles perchées à nos portefeuilles et à nos barbes blasées. Nous avons perdu l’enthousiasme stupide qui dilatait nos pupilles insolentes, nous avons vu la nouveauté et la découverte disparaître dans l’obscurité des jours enfuis. Et dire qu’il nous reste encore tant d’années à vivre !

J’ai récemment fait l’acquisition d’un livre très intéressant ; « Mourir jeune », par le docteur Mengele. On y trouve des éléments de réponse à cette ennuyeuse «crise de la jeunesse dorée qui nous vaut de subir la masturbation mentale d’innombrables jeunes crétins sur de non moins innombrables blogs à travers le monde.

Publicité
Publicité
Le chemin de Damas
Publicité
Publicité