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Le chemin de Damas
3 août 2009

Ce que Fomka vit C’était au printemps, mais je me

Ce que Fomka vit

C’était au printemps, mais je me souviens plus l’année. Fomka avait treize ans, l’âge ou même le plus pur des garçonnets a des rêveries impures… Enfin je dis impures, mais comme le pope il peut pas nous entendre d’où il est, je peux dire qu’à mon sentiment c’est bien normal, et que c’est simplement le signe qu’il faut marier le gamin sans tarder, pour pas qu’il y ait de querelles entre les familles, si vous voyez ce que je veux dire, et toi Petrouchka, tu vois très bien ce que je veux dire, ne fais la bête. Enfin quoi, Fomka courait souvent les bois à cette époque, avec la caboche pleine de rêves où il faisait l’animal, hein, et c’est alors qu’il croise le fiacre du Comte, qui revient de la gare. Le Comte était jeune, à l’époque il revenait pour la première fois chez nous depuis qu’il était tout petit, et personne savait bien à quoi s’en tenir…

- Mais attends – demande Petrouchka -, si le Comte revenait pour la première fois depuis qu’il était tout petit, comment ça se peut que le pope était mort de sa faute dans un accident de chasse à l’époque ou Fomka était lui aussi un minot ?

- N’interromps pas – répond Gertsch, agacé -, homme de peu de foi ! Tu es trop jeune pour le savoir, mais chez les nobles, on est précoce avec les armes, et Sa Haute Noblesse Fedor Fedorovitch, l’ancien Comte, il avait appris à son fils l’arbalète avant qu’il sache marcher, et c’est pourquoi à pas cinq ans, le petit il courait les battues avec un genre de petite arbalète dessinée spécialement pour lui et il ramenait beaucoup de trophées à la galerie, et Sa Haute Noblesse était très fière. Faut dire aussi que Sa Haute Noblesse elle tenait beaucoup à son fils qui était l’unique, c’est sans doute pour ça qu’elle l’a laissé accrocher son dernier trophée, même si c’était pas très chrétien, mais après, fissa, en pension à Petersbourg pour l’éloigner parce que quand même, c’était pas très chrétien.

Alors le Comte revenant de Petersbourg de longues années après, il rencontre Fomka, et il dit au cocher de s’arrêter, parce qu’à l’époque il était curieux et il voulait connaitre ses gens, et il échange des propos avec Fomka, je ne sais pas quoi exactement, surement des banalités, d’ailleurs ça n’a aucune importance, et Fomka ne s’en est sans doute même pas souvenu, car il avait la tête ailleurs, à ce qui était important précisément… Au fond de la carriole, en face du Comte, il y avait les deux plus belles femmes que personne ait jamais vu, même que d’abord Fomka il cru pas que c’était des femmes, il pensait peut-être c’était des anges ; son regard encore vierge de toute souillure se perdait dans les frou-frou et les dentelles des robes comme on en fait à la ville ; il voyait les lèvres éclatantes et rouges, les cascades bouclées de cheveux, les nez mutins et petits, la taille bien prise, toutes ces choses. Il était tellement impressionné qu’à ce moment là il pensait pas à mal, c’est comme s’il aurait vu le Christ Pantocrator descendre sur terre, il était pétrifié par une adoration pure et sans bornes. Le Comte il finit par s’en apercevoir et il ria aux éclats, puis dit, avec l’accent qu’il avait appris au collège, à Petersbourg :

- Je crois, bonnes amies, que vous avez un nouveau soupirant. Et ma foi, fort dégourdi !

Les deux laissèrent jaillir de leurs lèvres ce petit rire qui devait résonner longtemps encore aux oreilles juvéniles (et donc impressionnables) du pauvre Fomka. C’était comme une fontaine de jouissances mordorées, c’était comme la cascade divine de leurs cheveux parfumés, mais en musique ! (que l’on pardonne à Gertsch son indigence métaphorique : avoir un arrière-grand-père mecklembourgeois ne garantit le talent littéraire, et de toute façon nous sommes à l’oral). Fomka en fut comme ensorcelé, et il aurait donné n’importe quoi pour que les deux divines créatures rient à nouveau ; il ne désirait rien tant que le Comte fasse une nouvelle blague, même à ses dépens, pour qu’il puisse encore entendre le chant enchanteur (la réitération de la remarque précédente s’impose) qui s’échappait en vagues ourlées des gorges magnifiques qui semblaient promettre à Fomka les paradis les plus inespérés. Mais le Comte se contenta de sourire, et il prononça ces mots qui amenèrent à nous le malheur plus surement qu’autre chose, il dit ces mots à Fomka:

- Eh, viens donc au domaine demain, nous avons besoin de quelqu’un pour nous montrer les bois.

C’était évidemment spécieux, parce que le Comte avait beaucoup de serviteurs qui connaissaient à fond les bois, et lui-même n’avait sans doute pas tout oublié de ces frondaisons qu’il avait sillonné de long en large jusqu’à ses sept ans. Mais je pense qu’il voulait s’amuser à quelque expérience ; il voulait plonger le pauvre Fomka dans un monde à lui étranger, et se moquer de ses réactions et de son admiration hébétée. Peut-être qu’inconsciemment, le Comte enviait cette fascination si neuve, si pure, car pour lui elle était surement révolue (je ne sais pas ce qu’il avait fait à Petersbourg, mais je pressens que son œil en était revenu souillé de tous les artifices imaginables).

Le lendemain arriva bien assez tôt, sauf pour Fomka qui n’avait pas dormi de la nuit, tellement qu’il était dévoré par l’impatience. A grande peine, il se travaille avec nous autres jusqu’à dix heures, puis se rend au domaine du Comte. Oh, je ne vous le décrirai pas, le domaine, vous le connaissez bien au moins pour l’avoir vu en prenant la route de Spassov pour aller à la rivière. Mais c’est autre chose quand on y entre, pour ainsi dire, et c’est ce que Fomka éprouva : en passant le portail entrouvert, il vit le parc, les arbres bien rangés, les allées et la fontaine, toutes ces choses. Au bout du chemin, la bâtisse, peinte de jaune et blanc, comme les maisons de ville, avec trois étages… »

Il est temps de faire une pause dans notre histoire, ô combien passionnante, et parler de ce qui se passe à quelques verstes de là, dans la vraie vie. J’ai dis qu’il s’agissait d’une pause dans mon récit, mais celui de Gertsch continue, car à son âge on n’a pas de temps à perdre et il en a gros sur la patate.

Hors donc, que se passe-t-il à quelques verstes du village ? Pendant que le vent ébranle les masures mal fichues du village et qu’un vieillard dont l’arrière-grand-père était arrivé ici sous Pierre le Grand fait pleurer le cœur tendre des babouchkas, que se passe-t-il, à quelques verstes de là, donc ?

La plaine est-elle large ? La forêt est-elle sombre ? Le loup est-il brun ? A vrai dire, non : à quelques verstes de là, la plaine est encombrée, la forêt est éclairée comme en plein jour, et depuis longtemps les loups ont quitté les berges de la rivière qui rougit et charrie des monceaux de cadavres, dont certains sont russes et d’autres bolcheviks. La plaine qui borde le village au ponant est le théâtre d’un dur combat, d’autant plus féroce qu’il est sans merci, et d’autant plus sans merci qu’il est sordide, et d’autant plus sordide qu’il est fraternel : depuis le petit matin c’est en vagues désespérées que les escadrons de l’Ataman Kaledine s’écrasent sur les bataillons rouges qui ne plient pas et rompent encore moins. L’artillerie tsariste creuse de larges trouées dans les rangs des ennemis de la Russie, et un moment, la ligne bolchevique semble sur le point de céder, elle tressaille, s’immobilise ; des yeux terrifiés regardent d’autres yeux terrifiés. Mais c’est alors qu’un homme s’avance, et il lève le poing, et il prononce un discours martial et autorisé (il porte l’uniforme des commissaires du peuple) :

- Tovaritchi ! Frères ! La vile ferraille des impérialistes ne peut nous arrêter, comme la cravache leste et tatillonne du boyard cruel et libidineux qui prend vos femmes et chasse vos enfants n’a pu brider l’irrésistible élan du peuple vers la liberté et le socialisme ! En avant, tovaritchi !

Et la colonne bolchevique reprend sa progression à travers la plaine ; elle gagne du terrain, et bientôt Kaledine devra sonner la retraite, il le sait, mais c’est un homme bon et son cœur pleure de devoir abandonner à la canaille sanguinaire tous ces braves moujiks qui ont le malheur de vivre du mauvais côté de la rivière. Alors il se tourne vers ses officiers, esquisse à leur adresse un geste de fatalité, puis ordonne la retraite en bon ordre, et lentement, une à une, les unités de l’armée Kaledine décrochent et traversent le fleuve, tandis que des sotnia de cosaques galopent vers Spassov avec la mission de brûler la ville, pour ralentir un peu la marche triomphale du socialisme.

A quelques verstes de là, dans un village dont personne ne connaît le nom, le vent violent fait gémir la fragile charpente de l’auberge où, devant une assistance conquise et non moins attentive, un vieux moujik nommé Gertsch pousse une plainte déchirante et raconte l’histoire triste de Fomka le réprouvé :

- … Horreur et dépravation ! Fiel et damnation éternelle ! C’est à moitié nu que le pauvre Fomka s’enfuit du palais, sous les houris du Comte et des deux diablesses (car maintenant vous voyez tous qu’en fait d’anges, c’en était pas, mais plutôt des succubes envoyées sur terre par le Malin pour souiller l’innocence et la pure chasteté du bon Fomka ! Là, dans les boudoirs du Comte, il avait entrevu le paradis et puis les plus cruelles turpitudes de l’enfer ! Là, sous les hauts plafonds (si haut qu’on peut même pas les toucher) où des petits angelots lubriques le moquaient d’un œil gouailleur et cruel, Fomka avait été le jouet d’une cruelle farce, et à vrai dire, le Comte avait sans doute tout prévu depuis qu’il avait vu Fomka sur le chemin : il savait bien que le pauvre il était un peu gauche avec l’amour et toutes ces choses….

Nouvelle interruption ; cette fois-ci c’est le vieux Blagoïar, un ivrogne notoire, qui pose une question hésitante de sa voix graveleuse et avide de détails :

- Mais dis donc, Gertsch, tu commences par la fin, mais on veut savoir ce qu’il s’est passé avant que précisément il sorte du palais en tenant son pantalon à la main, la queue entre les jambes, si je puis dire…

Indifférent à l’éclat de rire général, Gertsch rétorque avec l’impatience du poète désolé mais charitable devant la masse inerte et médiocre de ses contemporains :

- J’y viens, j’y viens, puisque vous m’y forcez. Je voulais juste préserver les oreilles de certains, mais soit, parlons donc de ce qui arriva chez le Comte.

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